Bien sûr, le 8 mai 1945 est synonyme pour tous de fin de la 2ème guerre mondiale avec la capitulation de l’Allemagne à Berlin.
Berlin ? Pas tout à fait puisque la capitulation a été signée par le Generalfeldmarschall Keitel au nom du Haut Commandement allemand, à Karlshorst (banlieue sud-est de Berlin).
Les historiens décrivent, partout en France dès ce jour là, des cérémonies officielles, un afflux de population dans les rues et sur les places. Les drapeaux alliés, hissés aux fenêtres, dominent alors des cortèges spontanés, des bals improvisés où se mêlent civils et soldats américains, anglais et français.
C’était l’allégresse jaillissante des jours de la Libération et parfois une atmosphère plus grave, plus calme, plus sereine.
Pourtant, le 8 mai 1945 est aussi synonyme pour certains des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata perpétrés en Algérie, par des manifestants nationalistes, par des milices civiles et surtout par l’armée française.
Que s’était-il donc passé outre Méditerranée pour que, dès le 11 mai 1945, le croiseur Duguay-Trouin et le contre-torpilleur Le Triomphant, mouillés en rade de Bougie, tirent plus de 800 coups de canon sur la région de Sétif ?
Pour que l'aviation française bombarde et rase plus ou moins complètement plusieurs agglomérations et qu’une cinquantaine de « mechtas » soient incendiées ?
Pour que les automitrailleuses fassent leur apparition dans les villages et tirent à distance sur les populations ?
Pour que les blindés soient relayés par les militaires arrivés en convois sur les lieux ? Pour qu’une milice de 200 personnes se forme à Guelma sous l'impulsion du sous-préfet Achiary et distribue toutes les armes disponibles, soit les 60 fusils de guerre qui équipaient les tirailleurs pour se livrer à une véritable chasse à l’homme ?
Il avait suffi pour cela que le général de Gaulle, chef du gouvernement français provisoire, ordonnât l'intervention de l'armée, qui, sous le commandement du général Duval, mena alors une répression violente contre “la population indigène“. Pour ce faire, le général Duval rassembla toutes les troupes disponibles, soit deux mille hommes.
Quelle avait été la cause de ce déchaînement de fureur ?
La manifestation de Sétif
Parallèlement aux manifestations officielles célébrant la fin de la guerre –guerre à laquelle 150 000 Algériens sous les drapeaux avaient participé, tandis que 60 000 d’entre eux recevraient en guise de récompense la nationalité française- à Sétif, une manifestation nationaliste avait été autorisée sous conditions : elle ne devait pas avoir de caractère politique ! Les autorités avaient exigé : « aucune bannière ou autre symbole revendicatifs, aucun drapeau autre que celui de la France ne doit être déployé. Les slogans anti-français ne doivent pas être scandés. Aucune arme, ni bâtons, ni couteaux ne sont admis ».
Pourtant, cette manifestation tourna rapidement à la catastrophe.
On en trouve un récit détaillé dans Wikipédia :
“Dès 8 h, plus de 10 000 personnes, chantant l’hymne nationaliste Min Djibalina (De nos montagnes), avaient envahi les rues de la ville et défilaient avec des drapeaux des pays alliés vainqueurs et des pancartes « Libérez Messali- Messali Hadj, président du Parti du Peuple algérien, dont la condamnation aux travaux forcés avait été muée en déportation et incarcération à Brazaville au Congo -, « Nous voulons être vos égaux » ou « À bas le colonialisme » (…) mais il fallut moins d’une heure pour que surgissent aussi des pancartes « Vive l'Algérie libre et indépendante » et pour qu’en tête de la manifestation, Aïssa Cheraga, chef d'une patrouille de scouts musulmans, n’arbore un drapeau vert et rouge.
Tout dérapa alors : devant le café de France, avenue Georges Clemenceau, le commissaire Olivieri tenta de s’emparer du drapeau, mais fut jeté à terre. Selon un témoignage, des Européens en marge de la manifestation, assistant à la scène, se précipitèrent dans la foule. Les porteurs de banderoles et du drapeau refusèrent de céder aux injonctions des policiers. Des tirs furent échangés entre policiers et manifestants.
Un jeune homme de 26 ans, Bouzid Saâl, s'empara alors à son tour du drapeau (blanc et vert avec croissant et étoile rouges, couleurs et symbole qui deviendront, en 1962, le drapeau officiel de l'Algérie) mais il fut abattu par un policier. Immédiatement, des tirs provenant de policiers provoquèrent la panique.
Les manifestants en colère s'en prirent aux Français, aux cris de « n'katlou ennessara » (Tuons les Européens), et firent en quelques heures 28 morts chez les Européens (21 selon Henri Amouroux), dont le maire, qui avait cherché à s'interposer, et 48 blessés.
Il y aurait eu cependant de 20 à 40 morts et de 40 à 80 blessés chez les « indigènes ».
Le mouvement s'étendit très rapidement, et, le soir même, à Guelma, une manifestation s'ébranla. Le sous-préfet Achiary, ancien Résistant, fit tirer sur les manifestants. On releva un mort et six blessés parmi les manifestants, cinq blessés dans le service d'ordre. Le cortège se dispersa.
Des violences contre les Européens se produisirent alors dans le Constantinois, surtout dans les fermes isolées. Des femmes furent violées, des actes de barbarie commis.
Le nombre total d'Européens tués fut de 102 dont 14 militaires et 2 prisonniers italiens, 110 blessés et 10 femmes violées. Parmi les victimes, on trouvait des modérés du « troisième camp », tels le maire de Sétif, ou Albert Denier, le secrétaire du Parti communiste, qui eut les deux mains tranchées.“
La répression, menée par l'armée et la milice de Guelma, fut d’une très grande violence : exécutions sommaires, massacres de civils, bombardements de mechtas.
Des émeutes identiques eurent lieu dans plusieurs autres villages au nord de Sétif, où des Européens furent assassinés : Kerrata (8 morts), Amouchas, Chevreul (5 morts), Périgot-Ville, et El Ouricia et Sillègue.
L'armée française exécuta 47 citoyens algériens d'Amoucha.
Pendant deux mois, l'Est de l'Algérie connut un déchaînement de folie meurtrière.
De nombreux corps ne purent être enterrés ; ils furent jetés dans les puits, dans les gorges de Kherrata. Des miliciens utilisèrent les fours à chaux pour faire disparaître des cadavres. Saci Benhamla, qui habitait à quelques centaines de mètres du four à chaux d’Héliopolis, décrit l’insupportable odeur de chair brûlée et l’incessant va-et-vient des camions venant décharger les cadavres, qui brûlaient ensuite en dégageant une fumée bleuâtre.
De nombreux musulmans, dirigeants politiques et militants, du Parti du peuple algérien (PPA), des Amis du manifeste et de la liberté (AML) (dont le fondateur Ferhat Abbas) et de l'association des oulémas furent arrêtés. Lorsqu'une faction ou un douar demandait l’aman (« le pardon »), l'armée réclamait les coupables.
Il semble que quatre mille cinq cent arrestations furent effectuées, il y eut quatre-vingt dix neuf condamnations à mort dont vingt deux exécutées, soixante quatre condamnations aux travaux forcés.
La répression prit fin officiellement le 22 mai
L’armée organisait des cérémonies de soumission où tous les hommes devaient se prosterner devant le drapeau français et répéter en chœur : « Nous sommes des chiens et Ferhat Abbas est un chien ». Des officiers exigeaient la soumission publique des derniers insurgés sur la plage des Falaises, non loin de Kherrata. Certains, après ces cérémonies, furent embarqués et assassinés.
Pendant de longs mois, les Algériens, dans les campagnes, se déplaçant le long des routes fuyaient pour se mettre à l'abri au bruit de chaque voiture.
L'historien algérien Boucif Mekhaled, raconte : « À Kef-El-Boumba, j’ai vu des Français faire descendre d’un camion cinq personnes les mains ligotées, les mettre sur la route, les arroser d’essence avant de les brûler vivantes ».
Au total, la répression fit 3000 morts d’après le service historique de l’armée de terre, mais 6000 d’après Robert Aron, 15 000 puis 30 000 victimes furent annoncées tant par les services américains que par les Algériens. Le FLN évoquera lui 45 000 morts.
Réactions
Le 19 mai, à la demande du ministre de l’Intérieur Adrien Tixier, de Gaulle nomma une commission officiellement chargée d’enquêter sur les évènements. Mais, pendant six jours, du 19 au 25 mai, la commission fit du sur-place à Alger sans se rendre à Guelma.
Peu d'Européens protestèrent contre ces massacres. Par exception, l'un d'eux, le professeur Henri Aboulker, médecin juif et résistant, s'éleva contre ces massacres. Il publia plusieurs articles dans le quotidien Alger Républicain, réclamant certes la sanction sévère des meurtriers provocateurs qui avaient assassiné 102 Français, mais à l'issue d'une procédure légale et régulière. Et surtout, il dénoncait sans réserve les massacres massifs et aveugles de milliers d'Algériens innocents. Il réclama aussi la libération immédiate de Ferhat Abbas, dont tout le monde savait qu'il avait toujours cantonné son action dans le cadre de la légalité. Henri Aboulker estimait que la défense des innocents devait primer toute considération politique.
Le communiqué du gouvernement général du 10 mai illustre la manière dont les autorités de l'époque présentèrent ces événements :
« Des éléments troubles, d'inspiration hitlérienne, se sont livrés à Sétif à une agression armée contre la population qui fêtait la capitulation de l'Allemagne nazie. La police, aidée de l'armée, maintient l'ordre et les autorités prennent toutes décisions utiles pour assurer la sécurité et réprimer les tentatives de désordre. »
Certains, comme Albert Camus aperçurent la réalité sans toutefois peut-être en mesurer la force des implications : “Les massacres de Guelma et de Sétif ont provoqué chez les Français d’Algérie un ressentiment profond et indigné. La répression qui a suivi a développé dans les masses arabes un sentiment de crainte et d’hostilité“. (Albert Camus, crise en Algérie, articles parus dans Combat en mai 1945).
Mais beaucoup, qui avaient fait passer les nationalistes algériens pour de purs et simples alliés des nazis -bien que De Gaulle, lui, visse plutôt dans l’insurrection du Constantinois la main de “La perfide Albion“) voulurent ignorer ces massacres. Même les forces progressistes promurent l’omerta : Le 12 mai, L'Humanité appelait à « châtier impitoyablement et rapidement les organisateurs de la révolte et les hommes de main qui ont dirigé l'émeute » et le 11 juillet, Étienne Fajon, membre du bureau politique du Parti communiste français qui participait alors au gouvernement du général de Gaulle, déclarait devant l'Assemblée nationale que les émeutes étaient la « manifestation d'un complot fasciste ».
Depuis, certains ont pu se demander si la guerre d’Algérie n’avait pas en réalité commencé ce jour-là, même si les premières actions sanglantes ne se produisirent que 9 ans plus tard. C’est par ailleurs dans cette même région du Constantinois, qu’eurent lieu en août 1955, comme un bégaiement de l’histoire, les massacres de Philippeville.